09 septembre 2007
Philosopher avec des yeux-mousse
Ça m'est arrivé au petit déjeuner de ce dimanche. je l'ai pris à la Berlinoise, c'est à dire en terrasse sur une longue table d'écolier partagée avec d'autres co-petits-déjeuneurs. Il s'avérait que les sus-dits co-petitdéjeuneurs avaient des enfants. Les enfants au petit déjeuner, c'est pas mon truc. soyons honnêtes et passons pour un vieux grincheux. ils riaient les bosches entre deux bavassages interminables, ils riaient en sifflant leur Appfelschorle, ils riaient à leurs plaisanteries, ils riaient quand le soleil chauffait leurs lunettes de soleil, ils riaient quand leurs marmots inventaient moults facéties et visitaient à peu près tout le spectre du hurlé-criard comme seuls savent le faire les charmants bambins des autres. Aigu-aigu, sur-aigu cauchemardesque, brutal-aigu, aigu-courru, aigu-hurlé, aigu-revendication( ICH WILL ESSEN MAMA), aigu-joueur, sur-aigu-joueur, hyper-aigu de la chute.
Mes enfants ai-je décidé tout en essayant de dissuader une saloperie de guêpe de s'enfiler mon café à ma place, mes enfants seront menés à la baguette. Ils ne diront ni papa ni papounet. ils diront mon général. ils porteront des bermudas beige et ne penseront même pas à moufter. la gauche se fait bouffer par ce truc de l'enfant-roi c'est moi qui vous le dit. de la discipline putain.
Impossible de s'asseoir en terrasse sans que les hostilités ne se déclenchent. le vent, les enfants, les gens, les bagnoles. re-putain.
Le petit déjeuner est arrivé bien 25 minutes après le café, les berlinois ayant un sens du service assez proche des indiens (avez vous déjà attendu 45 minutes un banana lassi ? Le patron étant parti acheter les bananes ? et bien c'est plus facile dans un shack sur la plage d'Arambol que sur une terrasse envahie par les éléments hostiles à Berlin). L'oeuf était trop cuit et j'avais du mal à avancer dans mon Sudoku.
C'est arrivé soudainement. En haut de la page du libé j'ai écrit : "il faudrait faire un art inhumain ?"
non, ça n'était pas contre les enfants et mon désir de les découper à la hache n'était que passager, et au fond tout à fait contrôlable. Je peinais sur le Sudoku "supérieur" (que j'avais conservé amoureusement depuis lundi dernier, mon emploi du temps de ministre m'empêchant totalement le sudoku pendant la semaine), mon esprit est parti en promenade. Ca sert à ça un Sudoku. J'ai commencé à penser à la ralentie le deuxieme album de Tsé tout juste terminé que le monde attend si fébrilement.
J'ai écrit ça comme ça. ça me prend parfois. Je constatais par ces quelques mots que mon art était sur une fausse route. Où à vouloir "faire sens" on risque fort de s'empatouiller dans de la névroserie sans grand intérêt. On est borderline et finalement pas si passionnant. On a le cul entre tellements de chaises auteuristes, bruitistes, techno-iste etc qu'on finit par ne sonner comme rien.
Je me suis laissé aller à un "non tu as fais fausse route". parano ordinaire due à la montée de tension du café, habilement accompagnée par le joyeux babil à 200 décibels des délicieux bambins allemands ?
Parano ou constat totalement objectif ?
Ma musique est-elle totalement dépourvue d'humour ? ou l'humour est-il beaucoup trop indirect, trop private-joké ? Me fout-elle à poil sans même me rendre beau ? juste mes névroses et pas même mon sublime corps ? Quelle serait la solution pour pondre des textes qui n'auraient rien à voir avec moi ? Ni même avec les autres (en quoi seraient-ils plus intéressants que moi) ?
Peut-on faire une musique qui ne soit vraiment PAS humaniste ? Qui méprise le "socle commun" et affirme un particularisme complet, une pure individualité ? Ou plutôt une singularité : que cette pure individualité ne soit pas une explosion égotique, (l'égo me joue beaucoup trop de tours de passe passe, de crises de foi, de montée de sèves genre "oh mais oui mais oui c'est génial". L'égo cherche, l'enfoiré, le succès et la reconnaissance, alors qu'il ne faudrait idéalement que chercher POUR chercher) ? Ca n'est pas une question d'humanisme mais d'humanité. Il faudrait savoir ne pas penser et juste faire. Et pour cela, il faudrait écrire des textes qui ne parlent de rien d'humain.
C'est pourquoi j'ai griffoné un peu à droite de la grille de Sudoku, au dessus du mot croisé totalement imbitable dont je n'ai jamais réussi à trouver ne serait-ce qu'un seul mot valide (merci libé de publier chaque jour cette humiliation ordinaire),
"il faudrait faire un art inhumain ?"
puis,
(j'ai pensé à la mouche. au tsé. j'ai alors écrit)
"from the tsé fly -> vue à facettes -> fragments répétés et dérivés"
j'ai ajouté "paroles - musique" comme les deux domaines ou appliquer cette "vue à facette".
Ca m'a conduit à la marge du journal - soulignée par un fin trait vertical, elle mesure environ deux centimètres de large.
j'ai écrit, à la verticale donc, comme reproduit ici plus ou moins fidèlement
"plat
plat
plat
plafond"
j'ai essayé d'imaginer le vol de la mouche dans ma chambre, qui décrirait ce qu'elle voit comme elle le vit. comme une caméra intime, figée au sein de ses minuscules connexions neuronales.
le mot "plafond" m'était interdit je m'en suis rendu compte. la caméra-mouche ne donnerait pas le nom des choses, elle se contenterait de les décrire objectivement, sans pouvoir FAUTE DE LANGAGE, les découper en modèles-types, en idées, en choses. si je n'avais pas le langage tout serait continu/discontinu et rien ne serait individué. ca serait une affaire de matière pure. de texture.
j'ai recommencé quelques fois en diverses positions de la page
j'ai écrit
plat
plat
plan-angle
plat
plat - fond
fond blanc
planispectre (le spectre des couleurs, qui forment le blanc. vous suivez ?)
lisse de loin
strié de prêt
pulse toujours
blanc cassé
respire lentement (oui à quel rythme vit la pierre et sa peinture ? à quelle vitesse le mur change-t-il ? est-il si immuable qu'on le dit ? vu de très prêt, vu hors du modèle de chose, hors de sa "murification", il n'est que pierre-peinture. Pierre-chimie-sèche-dessèche. Il a son rythme. il change. il pulse à sa manière lente et figée)
vagues vagues
pétrifigées
j'épargne à mon lecteur la suite de ces indigences. Mais le fait est là, il saute à nos yeux à facettes, il nous remonte comme un choc par nos minuscules pattes, à travers nos millions de poils capteurs, il nous fait frissonner nos ailettes mille fois plus fines que le papier de soie : en faisant la mouche j'ai trouvé Gilles Deleuze.
"lisse de loin, strié de prêt".
le lisse et le strié. et si tout milles-plateaux n'était qu'une tentative de décrire le monde, la société, le social, hors du langage ? Avoir une vision pré-langagière des choses, si je puis oser le néologisme. Comme un sociologue sous LSD ?
le plan d'immanence (la surface ou tout ne survient que de soi-même, ou rien d'extérieur ne peut intervenir, le tout dans le tout, l'indivisible). les strates et les plateaux. le lisse et le strié, les flux, les machines-coupeuses de flux. le sein de ma mère.
C'est ça la philosophie ? La recherche des pures entités telles qu'elles sont avant que le langage ne les réduisent, ne les découpe, ne les divisent et donc ne les cachent (mais ca serait déjà assumer qu'il y ait des entités. donc déjà individuer. c'est donc mission impossible ?) ?
C'est ca faire "surgir le vrai" ? Passer par l'abstraction pure et la métaphore pour éliminer la routine aveuglante du langage ?
ou même : viser à la suppression de la conscience (en tant que biais à la vision, au ressenti) ? Philosopher c'est un devenir-mouche, un devenir-inhumain ?
Un hurlement démentiel m'a coupé dans mes réflexions. Une sombre affaire de morceaux de sucre dans la main d'un enfant, de dentiste potentiel (Zähnartzin que ça se dit. c'est un mot immanquable), de "remets donc le morceau de sucre". De pleurs et de frustration bien compréhensibles. Je ne suis pas sûr. La barrière de la langue, voyez-vous.
en me traitant vaguement de con, j'ai finalement ouvert "La télévision" de JP Toussaint que Mathieu m'a si gentiment offert et envoyé ici. Et j'ai oublié la mouche et ses yeux-mousse.
PS: trois vernissages vendredi. deux samedi soir. des vidéos sur 4 écrans avec des boxeurs détourés, des croutes sur toiles bavasseuses de couleurs livides, des croutes huileuses, des collages, des peintures genre "SF sur mars avec un soleil couchant et des concressions roses", des peintures abstraites dont on ne sait jamais quoi penser, des installatiosn sonores à dispositifs simple et charmant, des installations prétentieuses avec trois bouts de ficelles, des miroirs et des photos du Berlin en plein changement. des gens. plein de gens. trop de bière. c'est épuisant la vie mondaine. Mais moins que les petits dejs.
Libellés : Tsé - Berlin - Gilles Deleuze - Enfants