04 novembre 2006

 

It's time to go...


Il neige à Istanbul. Et c'est toujours ainsi les veilles de départ j'ai envie d'être déjà rentré.



Ici Guyum depuis Istanbul, à vous Paris.

 

Mystical Bafa



Je suis arrivé à Kapikiri lundi soir après un court voyage en avion. j'y rejoignais Mustafa, Filliz, quelques uns des membres de leur compagnie de danse ainsi que des français venus travailler avec eux dans le cadre parait-il enchanteur du lac de Bafa.
A Istanbul il faisait une pluie baveuse et un froid transperçant, ventu, qui glaçait jusqu'aux entrailles. A Bafa à mon arrivée, l'orage a éclaté et depuis la terrasse de la pension j'entrapercevais le lac dans de courts flash d'une demi seconde comme les éclairs tombaient au loin. C'était frankensteinesque. Avez-vous lu Mary Shelley ? J'ai poussé la porte de la terrasse qui donnait sur la grande salle commune et ai buté contre une tablée d'une vingtaine de personnes au moins. Tous ont hurlé à mon arrivée, en anglais, en français, en turc, en tappant leurs mains sur la table. j'ai eu un grand moment de solitude et quelques picotements aux joues au milieu des regards et fait la tournée des bonjours. ca buvait sec, ça ripaillait. En plus des danseurs quelques locaux du village étaient là, dont un homme un peu fort en costume serré qui s'est mis à danser de manière très digne. Poisson grillé du lac, pommes frites, chansons et Efes à volonté. Les français avaient amené du vin et un musicien de la région avait été loué pour l'occasion. Il jouait des airs turcs et tout les turcs chantaient et les autres (sauf moi) dansaient par dessus. Le musicien, lissait sa très longue moustache, habillé comme un vrai paysan avec son pantalon mal coupé, ses chaussures d'un autre age, sa chemise dans la ceinture et ses bretelles à l'ancienne, il jouait avec une sorte de frénésie heureuse, un air goguenard.

Pendant la petite sauterie j'ai commencé quelques conversations déstructurées avec les gens qui m'accueillaient. j'essayais de vite rattraper le gap alcoolémique entre eux et moi. les danseurs turcs, que j'avais tous plus ou moins déjà rencontrés, le très mystérieux Mustafa mis à part, et les français, qui venaient tous de Marseille et offraient un joli spectre d'individualités. J'ai immédiatement accroché avec la plupart d'entre eux. J'ai été me coucher parmi les derniers après avoir fumé des cigares sur le toit en parlant de dieu et de la foi souffie avec Sylvain le poète mystique et très sympathique (ou plutôt en écoutant parceque j'ai assez peu à dire sur le sujet), entraperçu un bout de conversation sur l'horreur de devoir s'exprimer en anglais, la langue des maîtres du monde, participé à un débat éthilisée sur le désarroi d'être de "gauche" en 2006, entendu raconter quelques annecdotes sur des gens et des lieux que je ne connaissais pas, bavassé littérairement à droite ou à gauche et eu quelques "et toi tu fais quoi qu'est ce que tu fais là ah bon ? oh super". vers minuit et demi, le frère du patron de l'hotel, le visage fatigué, le teint cireux, les yeux caves, la démarche du vieil alcoolo, a ajouté une touche de drame rural à la scène en se mettant à hurler, une colère souffreteuse d'une grande tristesse, contre lui même et rien d'autre. Le mysterieux mustafa, pas celui qui me loge, l'autre, celui qui est "bel homme", grand et musclé, bronzé, l'air altier, le dos toujours parfaitement droit, a donné un grand coup de poing dans un cadre photo en verre. les jérémiades du vieil alcoolo triste se sont calmées. il avait visiblement insulté mustafa ou sa famile, dans une des kyrielles d'insultes contre le monde, la vie qu'il avait solliloqué. ils se sont regardés et serrés la main. le boss a servi un raki, le musicien a fait un petit sourire et relancé la musique. les deux ont chanté. l'incident était clos. J'ai dormi dans un petit bungallow de bois qui pliait sous la tempête. Le lendemain le temps s'est levé et nous sommes partis "à la ville" à 20 kilomètres pour voir le bazar et visiter un caravanserail ravagé par les éléments. Les turcs ont une façon de laisser les merveilles patrimoniales se décomposer sans agir dessus que je trouve finalement presque saine, presque écologique. une écologie de l'histoire ou du temps. Une décroissance du passé. Laissez les crever vos monuments, laissez les pourrir sur place pour remettre la vanité des affaires humaines à sa juste valeur.

Cette nuit là il a encore plu jusqu'à plus soif. Le bungallow était comme une caisse de raisonance de pluie. Une arraignée assez grosse, poilue et un peu colorée au bout des pattes est venu trouver refuge dans notre cabanne (que je partageais avec une française, Marie-Christine). j'étais le plus effrayé des deux, il faut bien l'admettre. J'ai brillé par une totale absence de bravoure, d'idées ou de solutions face au péril animal. j'ai failli mourir de peur quand elle a bougé une patte. j'ai supplié silencieusement (un reste de dignité) Marie-Christine de ne pas mettre à éxecution sa menace de dormir dans le bungallow des filles, de ne pas me laisser seul avec le monstre. Il a finalement bien fallu partager notre toit avec la bête, réfugiée derrière une poutre, inatteignable. Elle n'est pas venu nous pondre à l'intérieur des poumons, et encore une fois j'ai pu me singulariser dans mon courrage insigne face au règne animal.

Le lendemain j'ai accompagné les danseurs dans leur "warm up" qui consistait à une marche d'une heure autour du lac, jusqu'à une petite île qu'on atteint par une petite plage/banc de sable. Une marche en silence dans la cadre grandiose de Bafa. Des rocs déchirés, agglutinés les uns sur les autres, d'immenses blocs brisés qui mangent les collines. Le lac récupérait d'une longue nuit de pluie, et des bandes de nuages baignaient les crêtes. Au bord de l'eau nous avons traversé un petit village silencieux aux minuscules baraques aveugles, abandonnées, croisé une ruine de tour ottomane qui domine le lac, un trou béant dans son mur, comme une bouche de pierre, silencieuse. Le soleil perçe lentement à travers la couche nuageuse et teinte la roche. ocre. gris. jaune. or. ocre. Mustafa m'a dit "it's a strong landscape". Strong est bien le mot. il a ensuite ajouté, dans un petit murmure, "mystical". Il y a quelque chose à l'oeuvre. Tout le monde le sent.


Les danseurs à notre arrivée à l'Île ont commencé par faire un exercice d'oubli (comportez vous normalement, apprêtez vous à faire quelque chose d'insignifiant ou non, comme de parler à un voisin, chercher vos lunettes, aller quelque part... puis oubliez ce que vous alliez-faire, oubliez ostensiblement). et les voilà qui s'égaillent dans le paysage, marchent en tous sens, rampent ou courent, et s'arrêtent interloqués au milieu de gestes idiots comme de cueillir une fleur ou de chercher un chewing-gum. Une conférence de muets schizophrènes. C'est impressionnant. Moi je monte sur les murailles sur l'île et je regarde le lac, les moucherons qui volent en formation serrée autour de moi. c'est un îlot désolé, sec, pierreux, où pousse une herbe revêche et s'accrochent quelques oliviers et ce que je prends pour de la lavande (c'était du thym !). Quand je reviens vers le groupe, ils font "l'iguane" contre la roche, tous agglutinés les uns aux autres et insérés dans les anfractuosités du granit. Puis on nous propose une sorte d'exercice de yoga qui me rend vaguement nerveux, tout le monde assis en tailleur face à l'eau en train de bruyamment respirer sa zenitude fondamentale et de lever se bras en signe de communion de son corps avec l'univers. En y réflechissant bien et je passe ce court exercice à bien y réflechir, je trouve ce délire yogique, ce "mettons nous en tailleur sur une pierre tels des shamanes modernes" insultant. insultant pour ceux qui le pratiquent, insultant pour le paysage. insultant donc pour l'univers lui même, rama, sa création, le dalaï-lama, le pape, les muftis, ma boulangère, tout le monde. une obscénité télévisuelle pour un peu. Les forces à l'oeuvre dans le coin, les torsions silencieuses du paysage, ne suffisent-elles pas ? Le cadre n'est il pas une expérience ? Je les vois là qui font leurs cycles de trois tournis de bras et de quatre respirations, qui communient avec le grand tout et je vois bien que c'est en se donnant conscience de cette communion avec les choses qu'on la perd, bordel ! Tout cela est grotesque en un mot comme en cent. D'ailleurs Laurent et Pierre s'en plaignent à mot couvert, d'autres fuient, mais personne n'ose le ricanement. Et celui qui a proposé l'exercice bas le rappel d'un regard tournant du genre cool mais ferme "je vivrai très mal que vous arrêtiez l'exercice que je vous ai proposé". Il y a des limites à ma tolérance yoggique et je me prends à rêver qu'un immense porte container panaméen chargés de millions de réveils matins soviétique apparaisse sur le lac et mette toute sa cargaison sur la position "alarm ON" pendant une bonne demi-heure. Malheureusement, le monde étant un endroit finalement raisonable, rien de tout cela n'est arrivé et j'ai subi la fin de l'exercice plein de détachement, enfin tout ce que je pouvais en accumuler.

Nous sommes ensuite rentrés à l'hôtel par bateau (hop un coup de fil et les pêcheurs locaux, trop content de l'aubaine, viennent vous chercher pour trois lira par tête) sous un soleil estival... la journée a passé assez vite jusqu'au soir où Pierre, le musicien corse, minot des quartiers nord, boxeur, avec qui j'ai bien accroché, a proposé un rituel dans le petit temple juste au dessus de la pension.
Il convient de préciser ici que le village de Kapikiri ne se contente pas de dormir sur le paysage halluciné et mystqiue, sur ses cavernes aux peintures rupestres (qui ressemblent toutes plus ou moins au logo d'Einstürzende Neubauten d'ailleurs), et ses ruine ottomanes. La Turquie est vieille comme la civilisation. Kapikiri a aussi été Heraklia, ville grecque de bonne taille avec son port, ses temples, son théâtre, son agora, ses murailles. Partout les constructions grecques affleurent, les énormes pierres ocres taillées en bloc carrés servent de délimitation de propriété, les colonnes de marbre sont laissées là, gisantes, dans la cour de l'école ou dans un champ... tout Kapikiri repose sur ce passé lointain et pesant. La civilisation a été comme prise de torpeur, elle a régressé au cours des siècles. Passent les vieilles femmes en fichu et en robe à fleur boueuse, avec leur ânes et leur bétail, au milieu de champs rocailleux, parcèlés avec des murets d'un autre age, où ça et là on aperçoit une colonne, une dalle ronde d'un bon mètre de diamètre, un reste de bas relief... et partout, l'olivier qu'on voit manger la pierre. Bafa a beaucoup de pansyions mais une infrastructure touristique proche du néant; on ne rencontre pas tous les jours des lieux pareils. Un tel sentiment d'être sorti du flot général du monde.

Revenons donc au rituel du banjo. Pierre nous a rassemblé dans le petit temple hémispherique qui jouxtait notre pension, au centre sur une pierre abîmée il a posé le banjo, dont il avait bloqué les cordes pour les empêcher de raisonner. c'était l'autel. Sur la moitié gauche les hommes, chargés de faire les voix de basse, les "drones" un peu tibetains. J'en suis (oui je reste un mâle, même si je me suis humilié avec cette arraîgnée, et je participe parcequ'on m'y invite gentilment). Sur la droite, les femmes qui doivent improviser dans les médiums et les aigus. chacun doit écouter le silence de la nature et venir quand il le sent, gratter le banjo, le frotter, le faire "sonner " sans en jouer vraiment, l'inclure comme objet de prière et de réponse divine, le cadrer dans la symphonie pastorale que nous sommes en train d'improviser. J'avais proposé qu'on le détruise et le brûle une fois la nuit tombée mais ça a été rejetté. Le moment choisi est celui du coucher du soleil. la durée du rituel, très peu codé, doit être de 9 minutes. Il en durera 25 et fleurtera dans une innocente allegresse avec le ridicule le plus total. Les femmes font des rires forcées, et des hiiiiiiiouhahahahahaaa chtak ponk, je racle une pierre contre une autre, quelque'un frotte le banjo avec une petite branche d'olivier, les hommes font, mal, le huuuuuuuuuuuuuummmm.... tout le monde a son moment de pure hésitation, de doute cosmique : "nom de dieu de bordel, que fous-je ici" ? La femme de l'hôtel nous regarde depuis la route et se dit qu'on devrait nous enfermer. Ce qui est sûr c'est que tout cela est bien mauvais (mais bien drôle). S'ensuit une sorte de réunion de débriefing qui met le doigt sur la totale absence de projet des artistes, leur incapacité à travailler ensemble, et le ridicule malgré tout amusant du sus-dit rituel. la tension monte parmis les français et les trucs se demandent bien ce qui se passe. Il se passe que la semaine de résidence créative est en train de tourner à la blague (mystique) de potaches. Mais l'ambiance paradoxalement est de meilleure en meilleure et mon intégration dans le groupe se passe à merveille, je donne qelques coups de main de traduction ici et là, je participe même aux débats sans fins et inutiles, et j'ai l'impression d'être en vacances d'été avec de vieux amis. la dernière nuit nous donne le droit à un reveil très matinal, d'abord par la femme de l'alcoolique de l'hôtel qui vient chercher ses chaussures à 6 heures du matin sous mon lit.. nous découvrons avec effroi qu'elle vit toute l'année dans ce bungallow... qu'elle fait, oui, bungallow à part avec son mari... à peine a-t-elle récupéré ses chaussures qu'une vache se met à meugler juste derrère... ils ont mis sa gamelle contre le bois de notre cabanne... on entend scratch glurps MEUUUUUUUH. un meuh d'ailleurs puissant, long et pitché comme je n'en ai jamais entendu. il est à peine sept-heures du matin. les vaches ont elles un accent ?

La dernière journée les danseurs ont bossé et je les ai laissé tranquille. j'ai visité le village, les nombreuses ruines. j'ai pris des dizaines de photos. je me suis fait offrir un thé par une vieille qui voulait en fait me vendre d'horribles petits naperons qu'elle faisait elle-même et voyant mon refus gêné elle m'a demandé de payer mon thé, ce qui est un peu fort de café. l'après midi on a fait un football sur la place du village avec les danseurs et quelques locaux; j'ai pas été SI mauvais mais je suis trop perso, je sais jamais comment donner ma balle une fois que je l'ai récupéré et on finit toujours immanquablement par me la piquer.
Sommes ensuite rentré à Istanbul. Vendredi j'ai bossé et vu les colder qui sont ici pour leur concert de demain; j'ai passé la soirée avec eux et j'ai eu l'impression de revenir deux ans en arrière. Un monde.

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