12 septembre 2008
L'effroyable euphorie : l'opéra de quat' sous (Die Dreigroschenoper)
"La cocotte sentimentale est allée en enfer de troisième classe. Et c'est de la fange que naquit, avec une légère variation de la version mythique des faits, la nouvelle venus Vulgivaga, nommée en grec Pandemos, en berlinois Nutte (putain)... (...) La notion du beau est définitivement abolie, refoulée par une mise en évidence et une glorification du sexe qui relèvent incontestablement du culte"(Hans-Heinz Stückenschmidt, citation extraite du livret du CD).
Oui.. tout a été dit... Et tout oublié ? Tellement resassé que l'on ne l'entend déjà plus... Reprenez Kanonensong. C'est une chanson inusable. qui me tourne dans la tête des jours entiers. qui me transcende. Qui se danse éméché en faisant la gigue. oh. n'oubliez pas kanonensong. elle est là sur ce youtube, vers la 5 ou 6e minute...
L'opéra de quatr'sous a ce statut d'objet culte, de référence. Dont la surexploitation par des médiocres fait fuir le mélomane. Jamais vu/entendu dans sa version originale, toujours entendu par la bouche de quelqu'un d'autre. D'où une recommandation de la plus haute importance : choisissez l'enregistrement de 1930 fait dans l'euphorie immédiate du succès de la pièce. Oui celui de ce youtube. Grosso-modo toute l'équipe originelle, notamment Lotte Lenya et Kurt Gerron, enregistre aux studios de Telefunken pour l'adaptation cinéma, le gramophone et la radio. Les variations par rapport à la pièce originale sont mineures. Oubliez celui de 1958, qui certes est fait avec Lotte Lenya mais sent déjà la naphtaline. Le son est peut-être de meilleure qualité mais l'Opéra de quat' sous n'est plus tout à fait le même. Il a voyagé à Broadway, est devenu un classique mondial, un répertoire. Et puis il est revenu dans le Berlin à demi-socialiste où la critique du capitalisme est devenu le discours officiel, un énoncé de pouvoir d'une grande violence.
Au delà de la chaleur sonore de l'enregistrement d'époque, on rêverait de l'entendre avec les pops de l'aiguille, l'enregistrement a le mérite de transcrire l'intention originelle : ce chant nasillard, cette gouaille agaçante (ah ! Mackie Messer !). La braillarde vie de quartier. L'humour désillusionné et son odeur de souffre. Le meurtre qui rode. La pureté de ses voix aiguës contre la dureté des textes ("une veuve jeune et sage estimée dans son quartier subit les derniers outrages, mackie n'en eut pas pitié !"). Et le sexe, la prostitution. Berlin Babylone, la ville libérée d'Europe. La ville des putains et de la pornographie. L'exploitation sexuelle généralisée est l'enfant de la misère indigne et de la liberté des moeurs. On se reportera à l'ouvrage Voluptous panic si l'on veut tout savoir(et se rincer l'oeil). 120 000 prostituées parcourent les rues de la ville, des femmes seules, des mères avec leur filles. Berlin est aussi une ville de veuves de guerre affamées. Il existe tout un système de call-girls, de call-boys, de locations d'enfants. Le SM se pratique sur petites annonces. La cocaïne est en vente libre et l'on en fait la publicité.
Une destination privilégiée d'un "certain tourisme", dont le cabaret et ses femmes légères, ses quelques danseuses nues comme Lola Bach (dés 1921...) ou Anita Berber (qui a eu l'honneur d'être dessinée par Otto Dix), ne sont que la face publique, la vitrine commerciale. Le sexe était parait-il la troisième économie de la ville. Derrière la finance et l'industrie. C'est un des aspects de Weimar qui s'est un peu perdu de la mémoire historique.
L'opéra de quat' sous n'en parle que par la bande. L'exploitation y est la norme des rapports humains, et le sexe un de ses médiums privilégiés. Mais les critiques de l'époque ne voient que cela. Comme le discours des artistes s'est attaché à la réalité des choses. Comme la métaphore a disparu, dissoute dans la dureté des temps. Klaus Mann, le frère de l'autre, parle de "l'effroyable euphorie" qui règne, les danseurs de fox trot sont des trafiquants. les exploiteurs sont les fêtards. La ville court vers le gouffre en riant.
Un objet hybride weimarien. Un "Opéra" anticapitaliste en forme de pièce de théâtre. Un Songspiel de pur divertissement où la musique sert à appuyer les figures rhétoriques et narratives d'un travail de propagande anticapitaliste, où le Jazz et la chanson de rue soutiennent l'agit propr'. Un monde sale (corruption, dénonciation, meurtre, vol) décrit avec une livide et mordante ironie. Les compositions de Weill qui empruntent tant à la musique légère et à ses clichés déjà éculés (chanson, jazz, fox trot, operette, tango, blues, cabaret, n'en jetez plus), ne font surtout pas dans le sentimentalisme. Les arrangements sont, euphémisme, "dépouillés". La musique n'a que la peau sur les os mais elle braille encore. Les voix chevrotent, la performance vocale n'a aucune espèce d'importance : l'acteur/chanteur doit surtout savoir rendre l'insolence politisée de Brecht. La musique a été écrite pour des "acteurs sachant chanter".
Brecht a inventé le "théâtre épique" qui brise les règles de la narration traditionnelle : on n'y vient pas pour se distraire, pour ressentir des émotions et de l'empathie pour les personnages, mais pour penser, pour s'éduquer, réussir à poser les problèmes. Très influencé par Piscator, il utilise différentes techniques de narration/réalisation comme l'interruption de l'histoire par une déclamation, les slogans peints. La musique est pour lui une arme supplémentaire dans son arsenal.
La collaboration de Weill avec Brecht avait commencé quelques années plus tôt, et déjà abouti à un moins célèbre mais tout a fait intéressant "Mahagonny" (Brecht après la première : "Ici, énorme succès de la pièce ! 15 minutes de scandale !" )aussi présent sur le CD (to the next whisky bar... oh don't ask why...). Brecht utilise la musique comme un "élément de distanciation" (l'acteur doit toujours savoir qu'il joue, le spectateur qu'il est au spectacle. La critique est l'élément capital). Pour s'expulser de la narration et proposer un message, une matière à réflexion avant de reprendre le cours de l'histoire. Weill refuse de rendre la musique entièrement accessoire au message. Il refuse qu'elle n'obéisse qu'aux impératifs d'écriture.
Elle doit exister en soi, se détacher de son support. De sorte que les valeurs du discours trouvent un complément dans celles de la musique.
Ils finiront par acter leur désaccord sur la fonction de l'art : Brecht ne voit dans la musique qu'un simple médium pour son agit propr', un moyen de diffuser des idées, un pur réceptacle politique. Pour Weill la Gebrauchsmusik doit certes servir le peuple mais sans jamais sacrifier sa "substance artistique". C'est ça la "chanson de style". Ce genre de débat parait, selon l'expression consacrée, "surréaliste" de nos jours. Brecht finira par dénoncer là une posture d'"artiste bourgeois" qui oublie la critique sociale pour l'art pour l'art. Il le compare à Strauss, et ça n'est pas dans sa bouche un compliment. Les deux hommes sont brouillés.
Le "classique instantané" a été inventé par Brecht et Weill. Mackie Messer est l'une des premières pop songs à succès mondial, un des premiers "tube" mondialisé.
Il faut un an et demi pour la transcrire au cinéma mais entre-temps la pièce et sa musique ont fait plusieurs tours de la planète. Des milliers de représentations ont lieu, des traductions en pagailles, des films "localisés" (en France notamment), d'innombrables disques de reprise des chansons les plus connues, l'insertion immédiate dans les répertoires des cafés, des orchestres de danse, des violonistes ambulants. C'est l'age d'or de l'art populaire, qui flirte avec tous les niveaux sociaux de représentation, pour les publics cultivés, les mélomanes, les usagers du train qui fredonnent sur le quai. L''intrusion à coup de pompes de l'art de la rue dans le paysage de l'art "sérieux", académique. L'un des derniers souffle avant la nuit nazie.
La question du beau contre la putain, de la cocotte sentimentale contre le sexe ouvert, va aussi se reposer sous les nazis, évidemment. Avec une réponse des troupes de Goebbels tout à fait cinglante, c'est à dire d'une mièvrerie radicale. insupportable. La "vague italienne". On y reviendra. Weill a quitté l'Allemagne après la prise du pouvoir par Hitler. Au début il pense revenir au plus vite. Au bout d'un an, il n'en a même plus le désir.