29 avril 2008

 

DDR von Unten



DDR von Unten (ARP, 1983)

Le premier disque punk de l'Allemagne de l'Est est sorti à Berlin-Ouest début 1983.
Son histoire est si improbable qu'elle serait un peu grosse pour un film hollywoodien. Les scénaristes peuvent se frotter les mains. Aventure, espionnage, faits parfois difficile à interpréter qui laissent planer un nuageux mystère...

Début 1982, Dimitri Hegemann, journaliste à Berlin-Ouest, rédige un article sur la petite scène punk de Berlin-Est qu'il a pu observer de visu dans des caves et des performances d'arrière-cours (hinterhof).
L'underground est-allemand est plus derrière - hintergrund- que dessous. C'est dans les cours intérieures des gros et moches immeubles berlinois qu'on peut sans trop de crainte s'organiser en fête, en performances ou en scène... C'est aussi, et surtout, dans les églises. Une alliance inédite à ma connaissance est passée entre les punks et l'église, deux façons apolitiques de refuser la contestation officielle - ceux qui comme Wolf Biermann ont voulu réformer le régime de l'intérieur - comme la participation. Même si l'église bien sûr a sa place dans le régime, et par là une certaine liberté d'action dans les bâtiments qu'elle détient. Un petit pouvoir. L'église accepte, sans contre partie, au nom de la simple liberté et de la lutte contre l'ennui de la jeunesse, de donner refuge à la scène punk. Les prêtres ne risquent pas leur vie, mais leur sacerdoce à jouer à un tel jeu. Si vous vous promenez à Berlin, allez voir la Zion Kirsche près de la Kastanien Allee à Prenzlauerberg et regardez la avec des yeux nouveaux, comme un des lieu de cette étrange alliance.

Dimitri Hegemann contacte le patron de Agressiven RockProduktionen (!), label punk berlinois, et lui propose de publier un disque de l'Est. Fort du oui enthousiaste de ARP, il recontacte ses partenaires de l'est et leur donne le feu vert pour enregistrer. Sans pouvoir les aider plus, ni avec de l'argent, ni avec du matériel. L'authenticité de l'objet découle bien entendu de sa confection "à la démerde". On aime aussi la musique éthiopienne à cause de son son un peu pourri, qui exprime des conditions un peu difficiles, qui ajoute une sorte de patine débrouillarde à l'objet musical lui même. C'est ce sentiment ethnographique qui nous fait à nous auditeur nous donner une certaine importance, qui nous donne une satisfaction supplémentaire, celle d'être aussi à l'écoute d'un document, d'être face à bien plus que de la musique, à de l'histoire. Notez que cette description est valable finalement pour toute musique, les conditions du donné final ayant une très grande importance, la situation dans tout un écheveau historique, un "discours" au sens foucaldien, nous imposant toujours une lecture de ce que l'on entend. Ne serait peut-être vraiment "musique, ou "art", que ce qui parviendrait à se prétendre a-historique.

Dans le cas d'un document clandestin comme le DDR von Unten, cet aspect documentaire est entièrement visible, assumé comme tel. Les punks allemands dont la scène est très fragmentée localement, labels qui aident à la production de leur ville et concurrence ridicule entre les cités, souvent calquée sur la géographie du football- ont assez naturellement intégré cet aspect documentaliste de leur travail. D'où cette tendance punk à la compilationite aigüe.

DDR von Unten vaut donc pour beaucoup de choses. Comme document typique de cette tendance documentaire. Comme document d'une sous-culture de l'Allemagne de l'Est, pays où la sous-culture est interdite. Comme bout d'héroisme gravé sur vinyle, oeuvre musicale aux conditions de production assez inouïes. Comme produit du métissage, d'un exotisme - une culture de l'ouest réinjectée à l'est - et d'une avant garde. Et pour ses chansons enfin.

Rosa Extra, groupe "art punk" avec qui Dimitri Hegemann était en contact, se lance dans les préparatifs. Ils intègrent au projet Sascha Anderson, figure de l'underground de l'est, auteur de nombreux manifestes, poète et parolier, chanteur, qui propose son groupe Zwitschermaschine. Contact est enfin pris avec Schleim Keim, un des groupes punk les plus anciens (fondé début 80) et les plus célèbres du pays dont les cassettes milles fois dupliquées circulent sous le manteau.
Pour des raisons de sécurité évidentes les groupes doivent changer de nom. Innocemment Schleim-Keim décide de se renommer en Sau-Kerle, gardant leurs initiales pour ne pas perdre leur identité. Cela vaudra, après la sortie du disque, des années d'emmerdes au chanteur/batteur, Otze, pour "contact et intelligence avec l'ennemi".
3 groupes doivent donc se partager les deux faces.
Sascha Anderson réussit à arranger l'enregistrement puis le "mastering" dans un studio semi-professionnel d'un musicien de Blues Est-allemand pour étalonner la bande aux standards de l'ouest (les bandes Tesla d'URSS ne tournent pas à la même vitesse je crois). Pendant ce temps, la veille de leur jour de studio, Günther Spalda de Rosa Extra est convoqué par la Stasi, entièrement au courant du projet clandestin. Jusqu'à la composition des groupes, le nom du label de l'ouest etc. Rosa Extra doit se saborder (on laisse planer une durée, 5 ans, pour le convaincre définitivement de tuer son groupe).
Ils ne pourront donc pas faire partie du disque sur lequel ils travaillent depuis plusieurs mois. La bande passe quand même à l'ouest, via une valise diplomatique par un contact de Sascha Anderson, elle ne comprend plus que deux groupes pour les deux faces, pour un disque amputé de son tiers, limité à 26 minutes. La pochette est réalisée par Cony Schleime du groupe Zwitschermaschine.

Sascha Anderson est en fait un informateur de la Stasi. Il les tient au courant depuis le début. Ceux-ci laissent le disque sortir, de manière pas tout à fait inexplicable.

Quelles sont les motivations de la sécurité d'état de la DDR avec cette sortie ?
Quelques copies parviennent à l'Est. Comment passe-t-on un disque interdit de l'ouest à l'est ? Par le train Paris-Varsovie qui s'arrête à Berlin-Est. On y glisse quelques exemplaires derrière les toilettes et le contact peut venir chercher les disques pendant l'arrêt en Gare. Pour quel résultat ? Les disques servent alors de preuve matérielle contre Otze de Schleim Keim et permettent de le mettre en prison à loisir. 3 mois par ci, trois mois par là. Et ce jusqu'à la chute du mur. La Stasi sait jouer à merveille de tous les ressorts de la clandestinité.


Qu'entend-on finalement sur ce disque ? Un groupe "art punk", Zwitschermaschine, celui de Sascha Anderson, qui tente un crossover entre new wave, punk et free music. De la no wave en allemand, proche de ce qui se fait à l'ouest dans les circuits des "Geniale Dilettanten" (les "dilettantes géniaux", très importants ! dont j'aurais du parler avant ! J'y reviendrai !). Et un groupe entièrement, purement punk, Schleim Keim /Sau Kerle. Sans finesse, sans fioritures. Saturations, chant braillé en "lalalalalala", chansons courtes et sanglantes.
Le paradoxe affreux ? C'est la face de Zwitschermaschine qui a le mieux vieilli. Plus déglinguée, plus originale, plus joueuse et moins adolescente peut-être. Chanteur informateur de la Stasi ou pas. La meilleure chanson à mon sens geh über die Grenze, "passe la frontière, va de l'autre coté" prend un sens à l'ironie douloureuse, amère...

PS : l'archive zip trouvée via un blog allemand. Tout y est. Dépêchez-vous les amis ce genre de chose ne dure jamais bien longtemps.

PPS : post pondu à partir d'une source unique "Wir wollen immer artig sein", très bon livre sur la sous culture en Allemagne de l'Est

Comments:
Sur le côté « a-historique » des événements, des choses qui (se) passent, de l'art peut-être, du cochon sans doute, je me demande parfois s'il n'y a pas là tout de même un bel artefact par lequel tout ce qui se fait ainsi (tout ce qui se dit, se chante, se montre, se lit, etc.) ne se fait pas justement pour servir de matière à compil'...
Pour le dire autrement, je me demande si, dans le cas que tu cites (de frénésie de compilation / confrontation — des fans de foot ou de punk, des professionnels de la praxis révolutionnaire ou du coït perpétuel, des “pros” et des “cons”), tout n'était pas fait pour aboutir à de telles compilations et s'offrir par avance comme événement à compiler, c'est-à-dire comme événement à fêter, à magnifier, à regretter, à pleurer sous la forme d'un larmoyant « ah, c'était... c'était... ah, vous ne comprendriez pas... » — c'est-à-dire tout bonnement comme des faux.
J'ai souvent noté ou ressenti une totale vacuité dans la présence de certains événements, et cette présence vide, cette absence pour tout dire, me semblait bien un simple prétexte en vue d'interprétations ultérieures.
Bref, il ne se passait rien et on trouvait moyen, plus tard, de dire qu'il s'était passé quelque chose.
Évidemment, je noircis un peu le tableau, évidemment tu peux me rétorquer qu'il faut savoir lire sur le moment. N'empêche. La machine à produire de la nostalgie (ce dont périra infailliblement l'Occident — ne me dis pas que je ne t'aurai pas prévenu) n'est jamais loin ; elle aurait même tendance à s'immiscer partout.
(Je n'ai pas tout écouté, mais c'est drôle, oui. Tu n'aurais pas les paroles du « Frankreich », qu'on puisse s'indigner un peu de ces Ossies ?)
 
ah je ne sais pas. cette théorie de la présence qui est déjà absente... je crois à l'histoire des faits tout petits. pas pour les grandir, mais pour les voir comme ils sont: bien autant aptes à montrer une époque et un lieu que les plus grands.... il n'y a aucune nostalgie là dedans, de ma part. et la compil punk à l'éopque du punk n'était pas un geste temporel (compilons le passé glorieux) mais géographique, un pissage balisage de territoire (à Berlin on déchire sa race mieux qu'à Bochum !) je crois.

tiens et puis. Cornelia Schleime qui a fait la pochette de ce disque, expose ces jours-ci dans une grosse galerie berlinoise : http://www.galerie-schultz.de/

elle vient aussi de publier un roman "weit fort", histoire d'une trahison amoureuse et d'espionnage de la stasi, avec en apparition guest star de second rôle de luxe, Sascha Anderson... les fils tirés se recoupent. c'est assez magique.
je pense bientôt découvrir que Nick Cave est le père de Paris Hilton (que s'est il passé dans la cave du Hilton le 10 mai 70 ?)
 
ah ! et ... je n'ai pas trouvé les paroles de frankreich de Sau Kerle mais je ne désespère pas !
 
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