17 décembre 2007

 

Arnold Schönberg : Pierrot Lunaire

C'est Vienne qui dévore mon Berlin. En remontant à la source de la musique "contemporaine" de Weimar, ou la "neue musik", j'ai buté sur Pierrot Lunaire l'oeuvre fondatrice de Arnold Schönberg (je peux y aller. j'aurai pu dire matricielle ou séminale, ou même première sans me gêner. tous ces mots éculés par des décennies de facilités langagières des rock-critiques. Il s'agit là vraiment d'une oeuvre qui a fondé le siècle bande de canailloux. Ulrich le personnage de L'homme sans qualité s'offusque d'ailleurs qu'on puisse employer le mot "génial" pour le jeu d'un tennisman. Le génie est alors réservé au créateur voyez-vous. Et le mot "séminal" au géniteur. Non rassurez-vous, nous ne dévions pas, nous tombons au contraire exactement dans la problématique de notre papier, merci les inrocks, merci Best, merci Rock n Folk, RIP Emmanuelle Debaussard, merci Mr. Beauvallet. Continuons), qui met à bas - l'atonalisme est un tabula rasa harmonique - des siècles de musique occidentale, d'harmonie, de contrepoint, de mélodie.
Et cette mise à bas n'est pas seulement un jeu de théoricien, une discussion d'experts, un énoncé soit disant révolutionnaire mais en fait illisible par le pékin vulguin.
Elle s'entend dans chaque seconde de l'oeuvre, dans ces mélodies si "aléatoires" (qui nous paraissent comme telles), si à contre-pied, si antimélodiques pour le profane, qui refusent ces règles que nous avons tous intégré sans les connaître, qui viennent nous cogner plutôt que nous bercer, viennent nous montrer comment nous vivons dans un monde ou l'après n'est jamais calculable, toujours incertain. L'atonalisme tel que je le comprend, c'est l'introduction du chaos dans la musique. Même organisé, même serialisé. C'est la fin de la rassurante prévisibilité des modes et des motifs mélodiques. D'où cette impression d'une maladive représentation de la folie ou de l'abyme qui y mène.

Schönberg la compose à Vienne et la joue à Berlin en 1913. L'oeuvre est sifflée mais pas trop. C'est d' après Webern (ou Berg ?), un autre de la bande des atonaux viennois, un "succès incontestable". Pierrot lunaire lèche votre suc poétique, le dévore et le régénère à la fois.

Cette diction parlée-chantée est un ravissement. Elle nous évite l'affreux chant "opéra", lyrique, auquel je n'ai jamais pu me faire. Tout tient cependant dans la gorge de la cantatrice à qui l'on a interdit de se laisser aller à l'insupportable, à qui il était spécifié sur la partition qu'elle ne devait ni chanter ni parler, et qu'elle devait laisser une incertitude mélodique dans ses déclamations. Tout tient donc dans ces merveilleux rrrrr allemands roulés dans les aisselles de Siegfried, ne choisissez surtout pas, malheureux, une version avec une cantatrice italienne ou française, ca serait un massacre : s'il faut boschiser, boschisez jusqu'au bout (j'en ai écouté une ou deux peu dignes d'exister sur le Itune store, il faut bien que ce machin serve à quelque chose, à comparer ! J'y ai d'ailleurs acheté ma version, celle de l'orchestre de Dresde).
Pierrot Lunaire est tout en germanité. Schönberg l'a dit à propos de l'atonalité, "mon invention assurera la supériorité de la musique germanique pour le siècle à venir". Le voilà le langage guerrier qu'on retrouve partout dans cette oeuvre. Il s'agit ni plus ni moins que d'écaser la concurrence. C'est une oeuvre charnière pour une époque charnière. Juste avant que toute l'Europe n'explose des tensions exactes que l'on entend là. Notemment cet "absolutisme", ce romantisme allemand angoissé, cette recherche du sublime et de l'absolu, du tout ou de je ne sais quelle chimère de taille (et de classe) supérieure. Bien sûr que c'est lourd à porter, pas toujours facile à écouter.

Schönberg mèle la plus grande modernité, l'avant-garde dont il est alors le représentant musical quasi unique - ce même massacre à l'arme lourde de l'idée de représentation de la beauté se retrouve partout au tournant du siècle, chez les cubistes pour prendre un seul exemple - à ce besoin de se hisser au rang de l'artiste infini, de l'éternel, à cette beauté classique, platonicienne, aussi pompeuse qu'un palais romain... Pierrot-lunaire détruit peut-être l'harmonie mais sans la moindre once d'humour. Certainement pas pour la remplacer par une tête de cochon. C'est un anti-dada.
C'est ça la Prusse ? La mise à sac de l'Europe tient-elle aussi dans ces partitions composées par un juif ? C'est bien sûr trop facile d'y lire, la -les- guerre(s) en gestation après coup. Mais la concordance des dates et des idées est trop forte. L'angoisse d'un empire agonisant, on ne peut pas ne pas la lire... Le Schönberg de 1913 ne se considère plus comme un juif (il s'est même converti au protestantisme). Il n'est que germain. Ca n'en fait pas un carnassier pour autant, mais un représentant de son Zeitgeist martial (l'homme est un patriote, un futur engagé volontaire), de cette recherche d'une "totalité" sans aucun doute.

Derrière les mélodies presques aléatoires couinent les instruments poussés dans leurs derniers retranchements, et la voix tout en diction explose ses syllabes magiques... "Derrr Krrranke Mond" (La lune malade)... Cette flute traversière à la foi folle, sombre et exquise... Cette angoisse, cette beauté malade, cette célébration/mise à mort du romantisme allemand, qui ne s'en remettra pas, nous donne aussi une idée de ce que peut être la quête d'une chose hors du temps. De ce genre d'acier trempé dont est fait le créateur, dans le sens démiurgique du mot.

Il est passionnant d'être au moment de cette découverte plongé avec plus ou moins de bonheur dans L'homme sans qualité de Robert Musil, qui raconte exactement la même année (le livre débute à l'automne 1913 ...), mais de l'autre côté : la fin de l'absolutisme germain, la glissade d'un monde vers la grande incertitude de la modernité. Pendant que Musil dissèque le cadavre, Schönberg le pleure (c'est pourtant lui qui a porté un des coups mortels). C'est peut-être ca aussi Pierrot Lunaire, le clap de fin d'une époque, ou peut-être plus encore, la tentative d'insufler des outils modernes, du flux de vie, pour sauver une créature déjà morte. Un golem. La guerre de 14 y mettra un terme définitif. L'idée d'un absolu créateur deviendra aussi moche qu'une vérue plantaire.

PS : je n'ai pas pu écouter la version conduite par Boulez. C'est peu de dire que je suis pressé de l'entendre.

Comments:
Bonjour troisième homme,
Incroyable ce post qui me fait terriblement penser à l'un des trois mille bouquins que je lis en ce moment, "Trois fermiers s'en vont au bal", de Richard Powers, où il est question d'un tas de machins mais aussi de 1913 et Première guerre mondiale. Je cite: "L'an mil neuf cent treize connut plus de Grands Hommes qu'aucune époque depuis la Renaissance. A titre d'exemple, Vienne et Paris (dont on peut dire qu'elles représentaient le mieux les factions ennemies, l'une exubérante et monarchique, l'autre réservée et anarchique), pouvaient se vanter d'accueillir à elles seules Freud, Picasso, Wittgenstein, Proust, Apollinaire, Schönberg, Webern, Berg, Gide, Jarry, Debussy, Klimt, Stravinsky, Bernhardt, Mahler, les médecins et chercheurs de l'hôpital général, Stein, Méliès, Krauss, Werfel et le Douanier Rousseau, liste non exhaustive dont on ne saurait épuiser la richesse. Pour décrire la période, on a souvent paraphrasé la vie de ces individus, pratique excusable, puisque la période elle-même semble s'être perçue ainsi. A croire qu'en un dernier sursaut, l'ancienne marche du progrès (succession de bonds en avant effectués par le génie individuel)ne pouvait céder à l'ère nouvelle du simultané qu'après une dernière explosion de fécondité".
Selon Powers l'une des causes de la 1GM est cette explosion d'optimisme et créativité généralisée.
On aimerait vivre ou pas à une époque pareille?
 
bonne question. on ne peut pas ne pas la rêver je crois. Mais quant à la vivre... (il n'y avait pas de dentistes valables, et je ne suis pas un fan du suicide patriotique)
 
hey, j'ai trouvé le 3eme blog de G.O.! yahoo!
 
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